Par benoît Merlin / Photos Sandrine Olivier
Fiers, tremblants et puissants
Ils l’attendaient cette date. Certes, ce n’était pas la première, mais certainement la plus désirée tant les derniers mois furent compliqués, la sortie de leur album, Fiers et tremblants, ayant été plusieurs fois repoussée au monde d’après confinement. Deux soirs durant, les 5 et 6 novembre à la Maison de la Poésie, Loïc Lantoine et Marc Nammour ont lancé leur tournée. Et mis le feu à la maison poésie. Ni fiers ni tremblants, mais affamés après de longs mois de silence radio et espiègles comme des gamins privés de leurs terrains de jeux.
Un fond noir, trois chaises, une table, une bouteille de vin rouge et quelques verres pour unique décor. Les trois musiciens de La Canaille en arrière-plan, les deux chanteurs devant. Ce 5 novembre, la mise en scène est minimaliste à l’image des deux poètes pas du type à s’extasier devant des moulures. Début des joyeusetés avec Fiers et tremblants. Les deux félins se regardent, se tournent autour, un peu de trac avant d’enchaîner les claques, échangent quelques sourires timides, avant que Loïc ne pose ses premiers mots : « Le bonjour de nos mains… ». Les siennes se contractent, la droite lovée, parfois cassée, sur le micro; la gauche tremblante sur le pied métallique. Lantoine dodeline, vacille, petits mouvements épileptiques, ses mains sont des lianes qui lui permettent de s’accrocher à cette fine tige, ce tronc, pour rester debout. Derrière, Nammour arpente la scène comme une panthère, les paumes ouvertes martelant l’air et battant la mesure. Pied sur le retour, face à la salle, il prend le relais : « C’est l’heure de vider quelques chargeurs. »
Nunchaku et vocalises
Pas de round d’observation, ce premier titre fait office de note d’intention : les spectateurs ont beau avoir les fesses collées à leur siège, ils seront invités à faire de grands écarts entre le rap et la chanson, la révolte et la tendresse. À l’image du troisième titre, Le visage du clan, dans lequel les deux artistes livrent quelques souvenirs de leur enfance ouvrière avec émotion. Sur scène, ils convoquent les fous d’Armentières, une petite main d’Unilever, un grand-père immigré et ouvrier... et de charmantes Hollandaises. Marc Nammour enchaîne sur un morceau de La Canaille, Encore un peu, avec son refrain lancinant, mais taillé à la serpe : « Allez, pas maintenant s’il te plaît, encore un petit peu / Je t’en supplie, j’ai pas fini encore un petit vœu / Encore un peu de vin un peu de sucre au petit vieux / J’ai pas pris mon dessert et j’ai encore un petit creux. » Assis sur une chaise, Lantoine déguste un petit coup de rouge sans quitter le MC des yeux. Il semble goûter le rap game.
Retour à l’album avec Les fauves, titre le plus rythmé du disque, avec son refrain chanté à l’unisson et certaines phrases des couplets doublées à la voix, dans un pur style hip-hop. Taquin, Loïc Lantoine s’en amuse à la fin du morceau, il demande à son acolyte s’il n’a pas une casquette à lui passer, balance du « Yo » en faisant du nunchaku avec ses mains puis en mimant un flingue. Nammour lui répond en faisant une vocalise. Rires dans la salle. Malgré la gravité des thèmes exposés et les poings parfois levés de Nammour, un brin canaille, un rien colère, l’humeur est à la déconnade. Ce soir, les blagues tournent autour de l’art subtil de la transition, Loïc le caustique se piquant d’en apprendre les ficelles à Marc. On retrouve un peu de sérieux sur Les gens qui doutent, hommage à Anne Sylvestre sur lequel ne chante pas Lantoine. Anne, sa sœur Anne, encore trop présente… Ça tombe bien, il reprend le micro avec son succès Pierrot, ce copain « qui pose une main en haut d’min dos ».
Paroles prolétaires
Deux morceaux plus tard, Marc ramène le public au cœur des ateliers avec le tube de La Canaille, L’usine : « Couper, séparer, jeter / C’est ça le boulot / Couper, séparer, jeter / Toute sa vie. » Une vie à la chaîne, une retraite au bistrot, Lantoine poursuit avec La Hache, rythmée par une batterie claudicante : « On ouvrira p’t-être un bistrot / Comme un boxeur, comme un cycliste / Comme un ouvrier à la r’traite / On ouvrira p’t-être un bistrot / Pour kidnapper la fin d’la fête. » Tonnerre d’applaudissements, les deux compères ne tremblent plus depuis longtemps. Ils n’ont pas mis longtemps à se réapproprier la scène, alternant quelques chansons de leur répertoire et les neuf de leur album en duo. Nammour sirote lui aussi un verre de pif, le pif dans ses baskets, habité par la prose de son compagnon de la chanson. Ces deux-là semblent s’apprivoiser à chaque morceau et se fondre peu à peu dans le monde de l’autre. Deux potes aux antipodes, qui se bidonnent de plus en plus, comme la salle, hilare. Gloire aux perdants. Ce soir, dans ce petit théâtre à l’italienne sans dorures, il n’y en a pas. Derniers vers semble annoncer un au revoir émouvant, mais non, c’est sur Fantaisie et sa « révolution-rigolation » que se termine ce concert mémorable, avec un auditoire et des musiciens debout. Dans tous les sens du terme.