Habillée de noir, elle vient de faire son entrée sur scène. Les cheveux roux écarlates, Anne Sylvestre a les yeux éclatants au milieu d’un visage enfantin. Composite et presque acquis d’avance, le public de L’Européen lui adresse déjà une standing ovation. Elle qui a fêté ses cinquante ans de chansons. Elle qui vient de remplir quatre soirs d’affilée la mythique salle parisienne.
Interview publiée dans notre numéro 28 du mois d'avril/mai 2011 que nous vous proposons gratuitement à la lecture.
Cinquante ans de chansons. C’est à se demander comment le temps est passé aussi vite. Anne Sylvestre est toujours là. Elle paraît, d’ailleurs, toujours l’avoir été. Anne Sylvestre ne vous prend pas par la main, elle vous accompagne. C’est dans cette nuance qu’elle fait partie de la bande originale du film de nos vies. Elle n’entend pas façonner nos histoires. Pourtant d’histoires, il en est bien question dans ses chansons, des chansons d’amour, des chansons d’humour. Des plaidoyers humanistes aussi. Soit tout un répertoire rempli d’émotions contradictoires, riches d’anecdotes et de thématiques existentielles qui parlent aussi bien à l’enfant qui sommeille qu’à l’adulte soudainement conscient de la cruauté du monde. Riches de ces petits détails qui font qu’on vit la vie en vrai. Celle qui chante Tant de choses à vous dire parle très peu d’elle-même. Ignorée des médias, sa carrière, étourdissante, le fait à sa place. Depuis les premières parties de renom (Jacques Brel, Mouloudji, Gilbert Bécaud) en passant par des duos d’anthologie (Boby Lapointe, Félix Leclerc), Anne Sylvestre a fait de la chanson un terrain sensible pour cultiver la richesse de nos sentiments. Parce que sa chanson est un panorama au regard tendre et sans concession, la carrière de la chanteuse demeure un questionnement perpétuel autour du genre humain et de ses composantes. L’exercice de l’interview a beau lui déplaire au premier abord, Anne Sylvestre se laisse finalement prendre au jeu. Un peu. À l’écart du tintamarre dû au succès consécutif de son dernier concert, la chanteuse rappelle certaines vérités tranchantes et subtiles, à l’image de ses textes. « On n’explique pas les chansons dit-elle, on les écoute. » Voilà qui est dit, il n’y a donc plus qu’à tendre l’oreille.
Pourquoi ce retour sur scène alors que vous n’aviez pas de nouvel album de prévu ?
Ce n’est pas un retour puisque la scène, je ne l’ai jamais quittée. Mais comme j’avais terminé la saison dernière avec Mon jubilé, mon spectacle qui célébrait mes cinquante ans de chansons, je voulais tout de même avoir un tour de chant qui soit prêt. Il s’intitule Au plaisir parce que je suis allée chercher des chansons parmi le lot de celles que j’avais faites. J’en ai cherché d’autres aussi. Des chansons que je n’avais pas chantées depuis longtemps, que les gens avaient envie d’entendre ou que, simplement, j’avais envie de chanter. Il y en avait aussi des nouvelles alors je les ai mises.
Vous qui aviez commencé à la guitare, pourquoi ne faire plus que des récitals au piano ?
C’est vrai que pendant très longtemps, j’ai joué avec une formule guitare-contrebasse. Je n’en avais plus l’envie. Le piano est un instrument merveilleux, très complet. Il permet des tas de choses et une variété d’accompagnements. On peut jouer tout ce qu’on veut.
Vous disiez ne pas avoir quitté la scène. Vous venez de remplir quatre fois L’Européen et une date supplémentaire s’ajoute à La Cigale. Que ressentez-vous ?
C’est un plaisir. Un bonheur. Et puis c’est mon métier, c’est ça que je fais. C’est cela qu’on attend de moi : que je chante. Chanter, c’est ce qu’il y a de plus agréable. Écrire, c’est… (elle soupire) compliqué, fatiguant et angoissant.
Pourquoi ne pas vouloir chanter vos Fabulettes en public ?
Je les ai écrites en parallèle de mon répertoire pour les adultes mais je n’en ai jamais eu l’envie. Tout simplement.
Vous avez tout de même gardé une part d’enfance dans la façon d’interpréter certaines de vos chansons adultes, qu’elles soient sur un mode plutôt « rigolo » ou plus touchant.
Oui mais ce ne sont pas des chansons pour les enfants. Moi j’aime rire. Et j’aime beaucoup faire rire. Les chansons d’humour sont nécessaires, on en a besoin. Vous savez, un tour de chant, c’est comme la vie : on rit, on pleure. On rêve aussi. Dans la vie, on fait de tout.
Un mur pour pleurer est une chanson qui résume assez bien cette ambivalence.
C’est une chanson, ça ne s’explique pas. Moi j’écris des chansons justement parce que je n’ai pas envie d’expliquer. Tout est dit dans les chansons. J’y raconte des choses qui me font pleurer et qui me donnent envie de pleurer. Un mur pour pleurer c’est ce coin que l’on cherche étant enfant lorsque l’on met le bras comme ça (elle pose alors son bras devant ses yeux en faisant mine de s’appuyer). J’ai longtemps pleuré contre un mur étant petite.
Il y a une part douloureuse de l’enfance qui ressurgit souvent dans vos chansons…
Toutes les enfances sont douloureuses. Une chanson comme L’enfant qui pleure au fond du puits, c’est relatif à l’enfant que l’on a à l’intérieur de soi. À l’intérieur de l’adulte qui regrette, sans doute, des choses. Mais, je ne sais pas, ce n’est pas de moi que je parle. Ça reste une métaphore. (pause) On n’explique pas les chansons, on les écoute. Sinon on ferait nous-même des discours et des conférences.
Qu’est-ce qui vous donnerait aujourd’hui l’envie d’écrire des chansons ?
L’habitude ! (elle rit) Je ne sais faire que ça. Mais c’est difficile : pour écrire des chansons, il faut se botter le cul et avoir la perspective d’un nouvel album. Ce n’est pas facile.
C’est donc parce qu’on vous pousse ou c’est pour retrouver la scène ?
Les chansons sont faites pour être chantées. Je pourrais très bien me contenter de ce que j’ai écrit. Là, pour le spectacle, il s’avère que j’en ai trois nouvelles. Mais si elles n’étaient pas là, je pense que les gens seraient contents malgré tout. Moi, ça m’embêterait.
Vous jetez une pique dans le spectacle sur l’utilité d’une chanson au sujet de Coïncidences, un titre écrit en 1981. Que vous inspire une chanson comme Utile de Julien Clerc bien connue pour ses vers « À quoi sert une chanson si elle est désarmée » ?
Elle est belle cette chanson-là. Si l’on peut arriver à faire passer quelques idées, c’est aussi une manière de dire aux gens : « Vous n’êtes pas tout seul ». Quelques fois, il y a des chansons qui constatent et qui encouragent. C’est bien.
Comme Clémence et son refus du statut de la femme ? Vous trouvez que l’on manque de personnes de cette trempe ?
(Elle sourit) Je ne sais pas. C’est à elles de faire, non ? C’est à elles de jouer (elle sourit encore).
Il y a une chanson marquante dans votre répertoire : Non, tu n’as pas de nom. Elle parle de l’avortement en plein dans le contexte de la loi Veil…
C’est une chanson sur le choix : sur l’enfant ou le non-enfant. À l’époque, on n’en parlait pas encore. D’ailleurs la chanson date de 1973, c’est-à-dire avant la loi Veil. Évidemment, cette chanson n’a jamais été diffusée à la radio. Il a fallu attendre l’anniversaire de la loi pour qu’elle le soit. Je l’ai écrite parce que, d’abord, je savais de quoi il s’agissait et, ensuite, parce que j’en avais assez que de vieux bonshommes viennent parler du ventre des femmes sans savoir du tout de quoi il était question. Et que Simone Veil se soit faite huer par les députés, c’est un épisode honteux. Honteux.
Écrire pour ne pas mourir, titre d’un de vos albums les plus connus, est-il encore un credo important ?
Ah oui… Ça n’est pas seulement une image. À l’époque, c’est réellement écrire pour ne pas mourir. Physiquement. Pour moi, c’était un enjeu. C’était écrire ou mourir. Ensuite, ça n’est pas un credo mais une nécessité : encore une fois j’écris les chansons mais dès qu’il s’agit de les expliquer ou de leur donner un sens… Elles sont là, les chansons sont faites pour être chantées, pour accrocher les gens et parler à leur place. Parce que c’est souvent ça : on fait des chansons pour exprimer les choses que les gens n’arrivent pas à dire.
Qu’aimeriez-vous dire, là, maintenant ?
Mon Dieu ! Qu’est-ce que je peux dire ? (elle soupire) Que je ne sais rien. C’est comme ça. Les choses ne sont pas toujours… définies. « Vous êtes une chanteuse ? Alors vous êtes ça ? ». Non, je suis quelqu’un qui écrit des chansons depuis longtemps et, vraiment, par plaisir. Je continue encore à écrire même si je n’écris pas autant qu’à mes débuts. On ne va pas se refaire. Écrire des chansons aujourd’hui devient difficile parce qu’on va plus chercher dans les coins.
Quels sont les chanteurs qu’il vous plait d’écouter ?
J’écoute très peu de musique parce que j’ai souvent une musique dans la tête. D’ailleurs, pour le spectacle, je me répétais tellement les miennes que je n’écoutais rien du tout. Ce que j’aime écouter lorsque je veux me faire plaisir, c’est Michèle Bernard. Après il y a des artistes comme Agnès Bihl, Jamait, Amélie-les-crayons, Aldebert… Les copains quoi !
Et sinon… vos Impedimenta ?
Ça monsieur… c’est privé (rires).
C’est la fin de l’interview. Je lui demande si un nouvel album est prévu. « Un disque de compilation pianovoix paraîtra au printemps. » C’est bien connu : chi va piano va sano. Je la remercie chaleureusement en lui disant de continuer comme cela. Et de ne rien changer, comme elle l’a toujours fait. Elle me répond en souriant : « J’espère continuer encore. » Je la regarde s’éloigner, son verre de vin à la main, rejoindre les siens. « Le plus longtemps possible » finit-elle d’ajouter. Avec modestie et élégance, Anne Sylvestre soigne sa sortie. Sans y penser presque. Et pour de rire, et pour de vrai.
Propos recueillis par Franck Dufil
9 ans après cette interview, Anne Sylvestre s'en est allée, nous laissant dans une immense tristesse...